Il est dur d’émettre un cri, à moins qu’il soit en accord. Mais en cas, il fait silence et offre au lieu son harmonie. Il est dur d’émettre un cri. Les fenêtres — peut-on appeler ça des fenêtres ? — sont en trompe-l’œil. Mais il est clair parfois qu’un rayon traverse. Un rayon de lumière. Cet état est presque magique, pourtant bien réel. Cet état est béni. Alors, la pensée s’apaise et rend grâce. Tout le reste du temps s’organise autour de la survie de ces lieux. Le mot survie peut paraître paradoxal, mais il arrive que le sol se dérobe, que le corps soit happé dans une mare d’obscurité — qui prend des formes inouïes, — qui prend l’être à ses racines. Aussi violent et douloureux soit-il, le phénomène se résorbe. Ma vie s’organise entre ces failles, de sorte à maintenir l’illusion de ces murs. On entend beaucoup crier, taper contre les pierres. Les pierres de ma cellule ont un mouvement mécanique, et selon des dispositions précises, elles s’ouvrent et se ferment. Je ne sais pas si mon passage en cet état de solitude, ou si les jours finissant par faire épaisseur, montrent la réalité telle qu’elle se déroule selon ses propres lois, ou si les lois de la corporalité s’ajoutent au réel et le transforme, mais ce que je vois lorsque je m’étends au-delà de ces murs m’offre une perspective sans volume. Tous les corps sont plats, par la régularité mécanique de leurs mouvements, et de leurs habitudes. Ce phénomène est aussi effrayant que sensé. La solitude, c’est peut-être l’absence de cri. Moi-même, je m’efforce au quotidien de maintenir la régularité des mécanismes de ma cellule. Et par la force des choses, acceptant leurs lois, je me transforme aussi. Personne n’est apte, je crois, à déterminer ex nihilo la configuration de l’endroit qui finit par l’habiter. On ne se rend pas vraiment compte avant que les éléments s’acheminent vers leur point d’équilibre. Peut-être la solitude contribue-t-elle à créer le volume, l’espace respirable en ce volume. Force est de constater qu’aucune parole n’est sortie de ces murs. Aujourd’hui, je rêve d’une solitude sans murs. Une solitude qui traverse les murs sans pour autant déplacer les pierres ni annihiler leur matière. Mais pour l’instant, je me contente de ces rais de lumière qui parfois entrent dans ma cellule. Ils valent tout l’or du monde, et beaucoup plus que ces ouvrages d’art, que tous ces ponts que les hommes élaborent, qui font que les solitudes et les non-solitudes se rencontrent.
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Les corneilles – maîtres du ciel, vont, comme des fruits à coque, au-dessus des deux rangées d’arbres qui bordent l’allée, tandis que le ciel éclaire l’allée d’une lumière douce. Les lampadaires en son milieu sont toujours éteints. Des prunus découvrent leurs premières fleurs, des feuilles tendres éparses vêtent quelques broussailles, et des merles en différents lieux de l’allée émettent leurs cris, annonçant la précocité du printemps. Ici, et peut-être est-ce le fait de la lumière, la perspective se renverse de manière si radicale que la limite est plus immédiate que ce qui entoure ; et les grues de chantier, quel que soit leur nombre, et leurs directions, resteront étrangères à cela. Je dois convoquer ce qui fait naître ce mouvement intérieur, car les pensées suivent parfois des voies non familières. Et ce renversement si radical de perception, je crois bien que c’est l’extrême limite du monde, annonçant l’éclosion des couleurs et de la vie. Les lampadaires s’allument dans le soir. Les cris d’un enfant se mêlent aux mouvements de cloches zélés, et je crois bien avoir entraperçu deux vieux s’appuyant sur une canne, à présent que les corneilles regagnent les branches.
Il ne se passera rien dans ma vie d’homme qui vaille d’être raconté. Mes nuits sont tristes, mes jours sont à pleurer. Sur la feuille, il n’est rien qui puisse être épinglé. J’ai hésité à ranger le matériel, à m’enfoncer dans le sommeil et le silence. C’est tout. Avec pour seule présence ces années passées et le silence. Et puis, je me suis dit que tous ces lecteurs avaient existé, mais qu’au fond, ils n’avaient jamais plus existé que ceux qui me font défaut aujourd’hui. Cependant, les fantômes déglingués existaient aujourd’hui, tout autant que ces lecteurs passés, et de fait, avaient pris le dessus dans mes jours sans vie, sans autre perspective que la présence de cet art qui me somme de me taire, et de contempler le désastre de ma vie vide. Finalement, celle vers quoi il me fallait tendre. Je contemplais néanmoins les lecteurs présents, non pas ceux vivaces du souvenir, mais celles et ceux qui restaient à mes côtés. Je vis mes ongles et je n’ai rien écrit, non pas par le désespoir d’un homme fatigué, mais par le fait de cette lumière, reconnaissable entre toutes, par laquelle peut advenir l’illusion d’un monde.
Le vide qui entoure l’écriture est inouï, et si j’écris ce soir, ce n’est pas tant pour partager mes états d’âme que pour fixer, une fois pour toute, l’image qui se révèle. Je suis dans la chambre noir, et le matériel est prêt. Bains de révélation, fil tendu, pinces à linge, la porte est close. L’imaginaire est censé se taire lorsque l’obscurité se fait. La vérité tient dans cette phrase : l’écrivain est seul. Il ne s’agit pas de cette solitude rêvée que les gens de goût apprécient, ce mélange de silence, de temps et donc d’espérance, à laquelle s’accouplent les bienfaits du regard, d’une nature prête à épouser le corps, et d’un corps prêt à l’accueillir, à cheminer avec elle dans l’univers des signes, cependant chiffré, qui s’offre à lui, comme fleur qui éclot dans la multitude, qui offre sa durée. Non, cette solitude-là est bénie. C’est une solitude plus profonde, plus obscure, qui se présente : le caractère vain de l’acte. Non celui d’écrire, aussi heureux que la fabrication d’un feu, d’une journée assis près du feu à confectionner le tricot de l’enfant, mais celui qui grandit, cette illusion, le fantasme qu’un être de chair se présenterait, que cette apparition soudaine soulagerait bien des maux, des peines, dont celui de remettre l’objet de notre attention à l’enfant chéri, ou d’accroître, par un quelconque moyen, la possibilité du mouvement, comme si quelque chose d’inouï allait se produire, et nous écarter, un temps, du tombeau. Car en vérité, par un coup du sort dont il m’est difficile de découvrir les causes, naturelles, artificielles, rationnelles, de saisir le mécanisme caché, l’écrivain finit par se retrouver seul, malgré lui, devant son tombeau. Et derrière l’écrivain, il y a l’homme. Je me dois d’éclairer la pensée, qui somme toute paraît peu confortable dans la vision prochaine. Ce tombeau est un bac ouvert, de deux mètres par son quart, profond, aux dimensions du corps, qui s’ouvre à quelque distance du bureau, au moment l’acte, à mesure de sa progression. C’est un lent mécanisme qui échappe à la concentration, tant la concentration est pleine, et dont l’effet devient perceptible à mesure que le charme du travail se dissipe. Et de se retrouver seul en fin de compte, nez à nez, devant cette horreur. Et c’est là que l’angoisse, proportionnelle à l’acte réalisé, saisit l’hère. On a beau crier devant cette horreur, on est seul. J’aurai beau me révolter, le tombeau est ouvert. Et tous les êtres imaginaires que vous avez côtoyés, tous les êtres vous ayant accompagné, ne vous sont d’aucun secours. C’est le pouvoir des fables.
Aujourd’hui, il ne se passe rien. Rien de plus que les jours suivants. Mes pas se dirigent vers – les mêmes lieux. Il se peut que les lieux aient disparu à force de les avoir arpentés, ou qu’il émane de ces lieux un charme sordide qui efface peu à peu la corporalité du promeneur. Le retrait que je garde au monde me montre les mêmes artefacts, une illusion géographique, ces routes, ces dates, ces rencontres. J’ai pensé à une dépression, mais c’est peut-être ça dans le mot vieillir. Je ne sais pas ce que l’homme souhaite au fond de lui. Mais je sais comme cela finit. Dans une chambre. Dans un lit. Et puis c’est terminé. Un corps nous soutient dans les épreuves, pour le plaisir des langues, l’échange des fluides, la décharge spontanée, l’épaule. La solitude est l’état inhérent de la société d’hommes à laquelle je suis lié, puis c’est l’effondrement, la chute dans l’obscurité sans écho. J’ai 38 ans. Je ne crois plus en rien. Je crois en la vie. Je crois dans ce qui se joue dans l’obscurité. Je crois en l’amour. Je crois. La vie me fait don du présent le plus délicat, le plus précieux, le plus je n’ai pas les mots. L’enfant. Il y a le reste aussi. Mais le reste corrobore la chute. J’admire le courage de ces gens que je vois passer. Je suis admiratif de l’abnégation, mais elle dépend du maître et je peux seulement constater la cruauté. Où vont les pas ? Cette question est à poser parce que les pas se manifestent, sans quoi j’aurai oublié. Ce n’est pas le ni oui ni non. C’est un non si tant est qu’un non puisse s’incarner dans une chair. C’est un mouvement vers. Cependant, je voudrais que l’abnégation fasse bloc. Je sais le désastre d’un tel mouvement. Je connais les risques. Mais les risques sont faibles au regard des gains. Je voudrais que l’abnégation fasse mur, je n’attends rien du reste. Ce sont des nuages à portée de mur. Le champ est limité. Je peux marcher entendant mon corps. Je peux, mais ça c’est en théorie. Mes soucis sont trop nombreux. Les soucis de charge. Ce que le passé nous transmet. Si bien que je compte sur l’éclaircie. Il en faut du courage. Il en faut de l’abnégation pour admettre que l’éclaircie se joue en soi. C’est le soi face à l’adversité qui nous précède. Et bien sûr ce lieu ouvert, c’est vers lui que mes pas se dirigent. Mais je ne me leurre pas. Ce lieu est un présent. Si seulement mes pas me conduisaient vers. Il ne sert à rien de vivre en théorie. Dès lors, il se forme un nouveau mur, qui en parallèle du suivant, forment un point dans le loin. Mes pas m’obligent une fois encore à bifurquer, et le labyrinthe se manifeste à nouveau, avec ce point en marque première. À défaut de le tarir, je m’enfonce à nouveau, espérant que l’ombre qui survient soit preuve de la lumière.
J’ai besoin d’un lieu où écrire
d’une table
qui ait la forme du silence
Ce n’est pas une question de lieu
ni de table
mais de basculement
d’un point vers l’Autre.
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