Raphaël Dormoy

Littérature, écriture

23.11.2024

Je suis chez moi. Je transcris le poème. Je lève les yeux, je souffle un bon coup. Je lève les yeux. Je me vois dans le store, dans le reflet, dans la vitre. Il est 18 h 53. Je regarde mes doigts qui tapent sur le clavier. Je me regarde à nouveau dans le reflet, tout à fait suspicieux. Le linge tourne dans la pièce à côté. Pourtant, tout est là, à sa place. Le reflet du verre est là, il bouge si ma main déplace le verre sur la table. Dans le reflet de la pièce la lumière derrière moi m’indique qu’une lumière est derrière moi, et je me tourne en effet : elle est bien là, je suis bien là. Je souffle un bon bouc. Je regarde mon reflet, un sourire de diable se dessine, c’est certain je me scrute. Qui parle ? Il existe quelqu’un entre lui et moi, et ce quelqu’un est moi-même : mais dès lors moi disparaît et lui s’éteint. Comme une flamme au bout d’une mèche. La flamme se rallume. Je lève les yeux. Mon reflet me regarde dans la vitre, tout à fait suspicieux pendant que j’écris. On dirait qu’il n’est pas content, qu’il va me sauter dessus. Je souffle un donc à l’attention de qui, allez savoir… Je regarde mes mains taper sur le clavier. C’est vertigineux, on dirait qu’il a fait ça toute sa vie. Mais qui est « il » ? L’index frotte le pouce. Il ne sait. Quelqu’un d’autre me regarde. J’accepte la situation. Un frisson parcourt mes bras jusqu’aux mains, le corps. Les poils se hérissent. Je ferme les yeux, je respire avec une attention plus marquée. Suis-je à l’endroit que je crois être ? Le bruit de la machine à laver me parvient mais je perçois que le bruit n’est pas celui de la machine, mais de ma reconnaissance ; je me laisse bercer par ce bruit autre, qui donne une étrangeté à l’espace où je me situe. Je me souviens à présent être nulle part, tout à fait nulle part, je veux dire sans date particulière ; j’aimerais ouvrir les yeux pour savoir où je me situe ; mais à défaut j’ouvre mes yeux, mon index éprouve une difficulté particulière à taper ; j’aimerais me reconnaître, mais la première fois est la plus… je n’arrive pas à trouver le qualificatif qui ferait que la phrase entre jusqu’au trou — étonnante, difficile ? Mon corps insiste pour me gratter le bras, le nez, la nuque, l’autre bras. Je reviens ici, une décharge se manifeste en l’écrivant. Ici est circonspect. J’ai de la chance d’habiter cet ici comme la peau sa pomme… “Comme l’appeau sa pomme, comme l’appeau sa paume” tapent les doigts. Ils s’en vont dans la nuit.

Pièce, chez moi, 18h53, 23.11.2024

18.11.2024

Qui ? Quoi ? Tout semble trop familier ici, dans cette salle d’attente. Neuf personnes, dont moi. Quatre chaises vides. Une table basse rectangulaire au centre de la pièce rectangulaire. La table est vide. La pièce est décorée d’une plante, mais à cette distance je ne peux saisir si elle vraie. Près de la fenêtre, la bouche de la personne un bruit de chips, auxquels s’ajoute celui du sachet que sa main plie et déplie avec discrétion. Quelqu’un tousse. La page d’un livre se tourne. Chacun dit Bonsoir. Tout semble trop familier ici. Devant moi, il est au mur un cadre avec un pont de cordes qui ouvre sur un paysage d’arbre dans le brouillard. Tout va trop bien. Tout est trop stable. La table est la table. La salle d’attente est la salle d’attente. Ma chaise est ma chaise. Et dehors est dehors. Mince. J’ai bien fait de venir.

Salle d’attente, 6 Pl. d’Italie, 18h28, 18.11.2024

19.11.2024

Il pleut. Chaque goutte contient le “il pleut”. Chaque goutte qui goutte. Je suis chez Pho Viet. La décoration est spartiate. A coté de moi, il est une plante factice. Deux femmes déjeunent sur la banquette (et racontent des histoires). Je suis dans le 13e, au 115 boulevard de l’Hôpital. Les voitures passent dans la devanture, dans les deux sens. J’ai cette chance de manger. Il pleut. Chacun est à sa place. Chaque chose est à sa place. J’ai cette chance. Dans le bol, tout est à sa place : nouilles, coriandre, carottes râpées, une, deux… Remuez, dit la serveuse. J’ai cette chance. Chaque mot est dans son objet. La fourchette est dans la fourchette. Le bol dans le bol. J’ai cette chance. Et le verre dans le verre. J’ai mal aux dents. Il pleut.

Chez Pho Viet, 115 Bd de l’Hôpital, 19.11.2024, 12h37

09.11.2024

De peu de mots faire la terre, le ciel, la mer. Vois mon pouvoir. Être ailleurs, c’est donc que cet ici ne suffit pas ? Ou que cet ici permet d’être ailleurs ? Le bloc vient de bouger, un bloc mal scellé de mots ; l’extraire : « Être ailleurs, c’est donc que cet ici ne suffit pas ? Ou que cet ici permet d’être ailleurs ? » Mais alors, quoi se vêt derrière ce bloc ? Quoi se meut dans cette obscurité ouverte ? Où la main elle-même devient main sans être main, quoi se cache ici comme le bras pénètre sans que bras y soit. Et, quelle est la vertu de ce tapis sur lequel mes pieds, ma main droite, le bout de mes doigts sont posés. Quelle est sa vertu de chose que l’intellect nomme tapis ? Quel est cet ici dans le corps dans lequel le corps interroge cet ici ? Quelle vertu donner aux mots ? Quelle vertu donner à : cette chose qui pose des mots, à cette chose qui tient entre ses mains l’enregistreur. Quelle est cette chose qui à l’aide de l’ouïe de l’œil d’une langue, de cette unité, décide de mettre sur pause l’enregistreur pour connaître, pour savoir quel silence entoure les mots, qui permet de les mettre l’un après l’autre. On comprend que c’est la tension du silence sans laquelle les mots chuteraient, tomberaient, que c’est la tension du silence qui : ouvrage. Et en toute chose, il reste la fascination de ce bloc de mots, mal scellé ; non du bloc lui-même, mais de l’espace noir rendu à cette liberté d’y mettre une main sans main, un bras sans bras, ce trésor d’obscurité comme ceux qu’on découvre parfois dans le mur des maisons anciennes.

08.11.2024

Évidemment que… évidemment que… Ce double mouvement m’interdirait, me laisserait à côté ; sur le muret. Je laisserais la route aux passants, à la route elle-même, et la tentation serait grande alors d’y mettre les pieds, de tester l’équilibre, mais ceci pour rire. Évidemment que… évidemment que… Évidemment que je ne suis pas là ; que j’en fais part, mais que je n’en suis pas, malgré mon intellect qui me colle cet ici contre le corps, comme une grosse bulle. Rien à faire, cet autre en moi s’y refuse, condamne l’acte, se met à hurler : Non. Je peux évidemment prendre la grosse bulle dans les bras (Elle est plus grosse que moi). Évidemment que je ne sais qu’en faire une fois que je la tiens. (Qui jouerait avec moi ?) Et qui la voudrait. Elle est encombrante. Alors il vaut mieux ne pas penser, ne pas trop penser, accepter : remettre le bras dedans, la tête, l’autre ensuite, l’enfiler jusqu’au pied, souffler un peu pour la mettre à distance. Retrouver le siège. Le ter arrive bientôt en gare de Rambouillet. Chacun, chaque chose, est à sa place. Le ter est le ter. Évidemment que le bleu du ciel qui sourit n’est pas pour ici. Pour tout de suite. Pour maintenant. Pourtant deux meurtrières feraient Oui de la bouche. Évidemment. Nous sommes vendredi. Le ter est le ter. Tout est reconnaissable. La banderole électronique qui défile dans le rectangle d’information, il est écrit dedans en lettres orange : « Tout est bien ».

16.09.2024

Il faut prendre le mot et le tordre, surtout ne pas suivre ce que montre l’œil, ce que montre le torve, ne pas tomber dans le piège, et conséquemment tomber dedans, dans l’œil. Ouvrir le mot : ce qui spontanément ouvre les rêves. Au bout d’une forme, le mot ne revient pas en son état antérieur. Le mot reste là abandonné, laissé comme une épave à l’intérieur du parking. Les rêves continuent d’entrer ci et là, comme on cligne des cils sans faire l’effort du paysage. Lequel attraper ? Le propriétaire peut-il nous rencontrer ? Le propriétaire d’une maison devenue plus réelle que la mienne à cet instant du rêve. J’imagine qu’il en va de même pour tout : pour tout ce qui nous tient, dans notre quotidien. Je parle des soucis, des dettes. Aussi réels que cet instant de rêve. Comment les gens font-ils pour se reposer, pour que leurs jambes au milieu du mouvement ne restent pas en l’air, qu’ils en sortent, qu’ils se reposent vraiment. Tous ces mots à la fin du jour représentent certainement les cadavres de certains bonbons que le corps a juste léchés. Par conséquent, la journée de demain sera aussi douce qu’aujourd’hui, et sera délayée de tous les éléments compliqués ; les admirateurs pourront naturellement s’y baigner.

 

31.10.2024

L’époque n’attend rien ; elle nous fixe. Cela fait si longtemps que je suis là que je ne sais plus bien si le monde ressemble à ce qu’il était. Elle écrase beaucoup de nous comme il faut libérer. On peut voir le ciel étoilé, se soumettre à sa perspective, à la profonde heure, à l’absence même de direction, au vertige, le ciel ne nous sait pas plus qu’un sol qui se met à saigner. En même temps, celui qui croit tient la bougie dans sa main, qui reste main quelle que soit la circonstance. Les grains de poussière assèchent la peau, mais l’homme tient encore au miracle jusqu’au haut de la lumière. Le ciel étoilé reste silencieux, dit l’enfant. Parmi les points, il jette une virgule. Et puis, tu pourrais apprendre à respirer avant la suivante inflexion du corps. L’époque nous a fixés aux chaises. On les espère à roulettes, qu’elles nous emmènent au dernier salon et qu’elles nous fassent en un claquement de doigts plonger là où l’air est bon. D’autres se satisferont d’une image pieuse, plutôt que jouir de l’espace vide collé aux sens qui rassure, quand d’autres rêveront le lieu dans un magazine, et s’offriront le carré blanc, en attendant la fin qui ne vient pas, qu’on repousse chaque jour. Il est ce siège – Il faut savoir apprécier, l’évaluer – dont chacun doit saisir la portée avant de porter sa vie dans ses aspérités. Il faut être solide, mais pour combien ? Le soir est déjà là que le matin s’éveille, que l’enfant a grandi, que le visage ne ressemble plus à celui que soi avait construit de soi. Il faut faire avec et prendre chacun de ces « Il faut faire avec » pour confectionner un filet de pêche ; accepter la condition, à la condition que soi ait l’avantage du premier pas, non de la direction, mais dans la certitude que le premier pas n’est pas désappropriable. Et qu’au contraire il faut apprendre à marcher dans ce premier pas comme l’enfant qui glisse dans le toboggan. Dans la direction, choisie par le fait qu’elle amorce son mouvement. Les paroles sont des herbes hautes, qui caressent votre corps, qui vous caressent le visage, qui caressent le corps. Cela suffit à rendre digne la plage. Mais alors quelle publicité ferait-on ? Elle serait aussi ridicule qu’une idée complexe. La posture nous sauvre le livre, l’écrit, et donne peut-être à la page une dureté de coque, et pourquoi pas friable, gourmande.

26.10.2024

Faire l’effort, cela fait longtemps, tiens. Évidemment je ne me souviens de rien. Il me souvient du chemin, mais pas de l’état. Du moins j’imagine l’état. J’hésite. J’ai envie de rester là, à l’entrée ; comme une puissance au seuil. À moins que le charme se soit estompé, que l’enclos soit clos, – que je sois condamné à rester là, dans cet espace-temps : une réalité, quelconque. Évidemment tout porte à croire : l’automne, les murs, la date. Le ballon. Même le passant avec son air mélancolique, qui passe derrière la grille du parc.  Tout me porte à rester là, sur ce banc, entre la corde à sauter – son mouvement hélicoïdal, et le ballon – les passes ; entre les deux béquilles. Impossible de sortir d’ici pour le moment. Mon voisin met un sens inouï pour faire exister son mouvement de ballon, ses passes à son fils, son fils lui-même. Il crie, il est bruyant, il explique ce qu’il fait. Il frappe le ballon. À présent la lumière dévoile l’or du platane. Un bruit lointain fait celui d’une trottinette qui pleure. Et, je suis censé moi-même être assis, sur ce banc, dans le square René-Le Gall, à côté d’un arbre remarquable. Bref, tout est signifiant ; rien n’y échappe. À force de ne plus l’ouvrir, il est possible que le temps ait verrouillé la porte. Je suis bien quelque part, parmi les passants, les perruches, la robe de mariée qui passe dans le ciel, la paréidolie des nuages. Je suis bien quelque part, dit l’homme. Je n’arrive plus à voir, à travers mes yeux, le néant, pas plus qu’à entrer dans l’éternité ; à faire corps avec. Cependant, ce qui se présente depuis tout à l’heure me convient tout à fait. L’espace-temps est remarquable, malgré la douleur du pied, la vue faiblarde, je n’ai rien à changer du lieu. Me proposerait-on d’être ailleurs, je ne saurais quoi ajouter. Le mouvement des perruches, leurs cris, me rapproche insensiblement de l’espace entrouvert, entre l’ici et le monde des morts. Quoi que cet ici ne soit plus tout à fait le même : l’enclos s’est ouvert, et le sujet sourit. Dans le parc, sur l’asphalte, l’enfant fait rebondir un ballon sur son genou. Ça y est, je vois. J’ai vu. 

05.09.2024

Regarder la pluie. J’ai cette chance, aujourd’hui. Regarder la pluie. Et l’entendre. L’entendre. On la voit mieux tomber devant l’arbre. Un pin fait de ces traits penchés, de quelques degrés par rapport à la verticalité du ciel. Et les gouttes, suspendues au bord de mon balcon, à des feuilles. J’ai cette chance ; voir la pluie tomber. Avoir le loisir d’avoir ce temps, pour la contempler. Et l’entendre. Être hors du monde et l’entendre. Le volume se baisse, le ciel s’éclaircit, mais on voit toujours les traits penchés, plus fins sur le pin. Réussir soi, cette fois-ci à faire une de soi une goutte – goutte suspendue de soi – tandis que le temps coule, que les roues des voitures laissent entendre l’adhérence pressée de leurs passagers, que les sirènes vont d’un bout à l’autre de la ville, comme les habitants du ciel.
Être cette goutte : suspendue.

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